















Lorsque l’avion atterrit à l’aéroport de Tahiti Faa’a, je suis un pèlerin venant reconnaître un enfant. Ma future belle famille, d’origine chinoise, est installée à Tahiti depuis le début du siècle dernier.
On a réservé au non-diplômé français, un poste dans une station de lavage de voitures de Papeete. Cette embauche provoque l’indignation immédiate dans la communauté des fonctionnaires contractuels métropolitains, et un grand étonnement chez les Polynésiens. Je découvre une stupéfiante colonie française en folie. Ce territoire perdu au milieu du Pacifique Sud se compose d’une forte communauté chinoise, de demis de tous « gènes » dominant la vie politique et, bien sûr, les autochtones qui sont mentalement différents des allochtones.
Mon divorce à peine prononcé avec Brigitte, je me suis retrouvé aussi tôt marié avec Marie Claire ; mes deux fils sont reconnus, et je n’ai toujours pas compris grand-chose à mon entourage et à ce qui m’est arrivé.
Au bout de quelques mois de Polynésie, mon beau-père prend conscience de ma personnalité particulière. Il m’emmène à ses cours de peinture et de calligraphie à l’école Philanthropique chinoise. J’apprécie cette nouvelle technique au pinceau à partir de l’encre de Chine. Lorsque nous pénétrons dans cette école, un vieil Américain blanc se tait en ma présence. Suky, un commerçant de Faa’a me murmure : « Ce vieux monsieur surveille les essais nucléaires français, il doit être un agent de la CIA. Mathius, poursuit Suky, à l’école Philanthropique chinoise, nous déployons le drapeau de la Chine communiste, alors les Américains et les Français aiment bien nous surveiller ».
Certains bars de Papeete sont la porte d’entrée de l’univers occulte de la Polynésie nucléaire. On arrive, en offrant quelques verres, à obtenir des signatures obligatoires sur des documents officiels plus rapidement que dans les étages de l’administration.
Le matin, sur le port, je suis des un rares métropolitains attablés avec un clan de notables locaux à la terrasse du Vaïma. Pendant le petit-déjeuner, un vieux docteur clanique me débroussaille à coups de machette l’histoire de Tahiti et des îles : « Souviens-toi Mathius, la Polynésie est grande comme l’Europe et peuplée comme Limoges ! En 1880, mon grand-père, Auguste Goupil, avocat, est l’ami du dernier roi de Tahiti, Pomaré V. Pendant une beuverie, mon aïeul obtient la signature du monarque au bas de l’acte & cession de son royaume à la France. Et, comme par hasard, à partir de 1898, la Compagnie française des Phosphates d’Outre-Mer exploite pendant soixante ans le filon de phosphate sur l’île de Makatea. Cette compagnie a produit 500 tonnes de phosphate à l’heure dans les années 50, et la balance commerciale de la Polynésie était largement excédentaire. En 1962, la compagnie de Makatea ferme, et pourtant le filon est loin d’être tari. Mais la France poursuit un autre objectif. Avec la fermeture de cette exploitation-là, la Polynésie vient de perdre ses plus gros revenus et sa balance commerciale devient gravement déficitaire. En 1964, pour réaliser des essais nucléaires, les îles de Mururoa et Fangataufa de l’archipel des Tuamotu sont cédées gratuitement à l’État français par l’Assemblée territoriale de la Polynésie. Le tour de passe-passe de l’État est joué, maintenant le gouvernement français va irriguer la Polynésie de francs atomiques avec, en prime, l’impunité judiciaire et autres privilèges à ceux qui obéiront aux politiques asservis. »
Je retiens tout de la transmission orale des descendants de colons, mais je préfère aller à la pêche avec des Tahitiens ; au moins, j’apprends leurs techniques de pêche et quelques bribes de légendes originelles. En réalité, je recherche certains concepts mentaux polynésiens. J’ai lu plusieurs fois le livre de Teuira Henry, « Tahiti aux temps anciens », (réédité par la Société des Océanistes en 1968). Avec ces relectures, certaines des légendes se sont imprégnées en moi, et mon esprit commence à comprendre leur mythologie. J’ai déchiffré celle de la Grèce dans l’atelier de mon grand-père : la bestialité des habitants de l’Olympe et de leurs dieux m’a toujours indisposé. Les Polynésiens sont capables entre eux de fureurs sacrificielles d’une cruauté monstrueuse, mais la lumière de leurs dieux est différente de celle de la mythologie hellénique. Mon esprit pérégrine avec aisance dans la cosmogonie polynésienne.
Lors d’une de mes promenades au district de Mataïea, sur l’île de Tahiti, le père d’un ami tahitien me fait des confidences sur sa famille ayant bien connu le peintre Gauguin ; elle lui a transmis des souvenirs sur ce popa’a (blanc) qui lui font honte à dire ; ses aïeux redoutaient l’artiste pour ses penchants pédophiles et racistes. La perversion de Paul Gauguin, infligée sexuellement aux enfants des deux sexes, est un secret colonial inacceptable. Moi, j’appréhende ce scandale non par l’œil des colons ou de cinéastes, écrivains experts, ou d’un gouvernement polynésien cupide, mais par celui des « indigènes », ceux à qui l’histoire a interdit à leurs ancêtres de témoigner, parce qu’ils étaient des numéros parmi tant d’autres !
Dans un autre district, il existe des problèmes de terres entre deux Tahitiens, curieusement chacun me donne une version différente de la légende rattachée au terrain revendiqué. Pour mémoire, avant l’arrivée des Européens la propriété privée à Tahiti était inconnue, sauf pour le Ari’i (roi) avec son fameux Tapu (Tabu). Vers 1840, l’accaparement des terres à Tahiti par des chefs polynésiens était de rigueur. Cette spoliation des terres reste toujours, en 2017, un secret sociétal bien gardé.
En ces débuts des années 1970, la génération des fils métissés, les « demis », rentre de France aux frais de la bombe atomique, diplômés pour beaucoup par dérogation de la métropole, et sans presque connaître l’histoire de la génération de leur(s) père(s), ils accèdent aux postes clefs du pays avec l’incompétence qui leur est demandée.
Obligé de vivre au milieu de cette société pronucléaire mentalement nocive, je ramasse sur les plages toutes sortes d’objets pour assouvir momentanément mon besoin de création. Avec les coraux et les matériaux polis par la mer, je crée des figurines en les assemblant ; une fois placées sur un socle, mes sculptures bien présentées se vendent au magasin Sincère à Papeete. Travailler des matériaux de récupération plus grands, façonnés par la nature, est mon rêve, mais il me faudrait disposer d’un plus grand atelier et de plus d’outillage. Mes compositions décoratives me dépriment, alors, j’essaie de peindre des toiles en vue d’une exposition. Mais, il ne me vient que des tableaux abstraits que je détruis les uns après les autres.
Oui! mes oeuvres sont détruites les unes après les autres. Ce sont des tableaux abstraits ; moralement, c’est difficilement acceptable et mon corps est gravement malade de ma solitude. J’ai toujours écarté la représentation d’un objet copié, j’ai oublié le gommisme et mon style graphique. L’abstraction picturale est chez moi un maillage mental dans lequel ma créativité se protège de la réalité d’un monde subi. Depuis mon arrivée en Polynésie, mon imaginaire m’abandonne ; l’esprit vide, je survis dans un brouillard intellectuel sans repère. La folie m’obsède et, de cette époque, un seul tableau abstrait reste pour témoigner de mon anéantissement, je me suis juré de refuser de le détruire et de combattre la médiocrité humaine en moi.
Une fulgurante idée de concevoir de petits objets en métal pour créer des bijoux me redonne espoir. Le souvenir de la musique du maréchal-ferrant de La Baule jouant de l’enclume dirige mon âme. J’achète un chalumeau de plombier, une enclume, une cisaille à main pour métal, un marteau et quelques autres fantaisies nécessaires, selon mon appréciation du moment. Une fois ma commande de métal en maillechort arrivée de France, je décide de créer des bijoux ; cet alliage de métal est rebelle, noircit à la flamme et refuse de se joindre sans soudure. Comme toujours, mon apprentissage s’effectue par essais croisés, anti-orthodoxes et avec l’obstination du vouloir. Après des semaines de bataille avec le métal, j’arrive enfin à le façonner et à le dompter pour lui donner des formes désirées. Faute de touret à polir, il me faut user d’artifices pour faire briller le bijou. Mais apprendre à enchâsser une gemme fut la tâche la plus difficile de mon entreprise.
Je trouve les moyens financiers pour m’offrir quelques grammes d’or et d’argent et, en joignant les différents morceaux de métaux précieux entre eux, sans soudure, je crée un style original de bijoux façonnés main. La majorité de la population locale rejette mes bagues, colliers pendentifs, mais de riches touristes trouvent en ces « bijoux » une esthétique qui enrichit leur personnalité. Je souffre cruellement de vivre sur une île devenue inculte par l’acculturation de ses habitants au nom de l’argent atomique, la Polynésie est devenue une immense poubelle du n’importe quoi. Pourtant, dans une trentaine d’années, de nombreux artisans bijoutiers essaieront d’imiter mon style de sculpture en métaux précieux. L’élégance depuis la naissance de l’humanité est de savoir s’habiller sans s’exposer aux marques éphémères des modes.