























En 1973, lors de mon séjour à Paris et à La Baule, mon entourage familial et quelques connaissances parisiennes dénient toujours mon existence en dehors de celle de bouffon. Meurtri par ce mépris larvé, je reprends l’avion pour Tahiti pour continuer à construire en exil la beauté de mon monde.
En Polynésie, la maladie des ragots est endémique et attestée, dès la moitié du dix-neuvième siècle, par des rapports des premiers gouverneurs de la Polynésie qui constatèrent avec effarement l’ampleur du phénomène. Dans cet environnement néfaste se marque mon aventure de créateur de bijoux polynésiens. Après avoir démontré auprès de quelques notables l’originalité et la valeur de mes bijoux à partir de la perle, le 8 mai 1973, mon nom apparaît au Journal officiel de la République française. La Polynésie vient de me décerner le label « Qualité-Tahiti » en reconnaissance de la qualité de mon œuvre d’orfèvrerie et de création de bijoux. Un autre joaillier est également distingué. Il s’agit d’une première. Depuis, plus aucun artisan n’obtiendra cette certification « Qualité Tahiti ».
Ma belle-famille vient de construire un immeuble au centre-ville, face à la poste de Papeete. J’accepte, pour vendre mes créations, d’y ouvrir la « Galerie Mathius ». La plupart des Polynésiens restent sans émotion et incrédules devant mes objets étranges en or massif. Cependant, il n’échappe à personne que ces bijoux sont bien issus de la Polynésie et en détiennent des signes particuliers. Mais la grave altération culturelle du pays empêche la majorité de ses habitants de comprendre ma vision de leur terre. En revanche, la clientèle étrangère de passage observe longuement les créationS avant de reconnaître leur valeur artistique.
Pour créer de nouveaux styles de bijoux, j’achète toutes les parures primitives victimes du mépris de leurs propriétaires successifs. Par exemple, j’acquiers de vieilles dents de chauve-souris de Papouasie–Nouvelle-Guinée, des dents de rats, du corail noir, etc. J’aime rendre hommage aux civilisations primitives en sacralisant leur esprit créatif à partir de métaux précieux. Par ailleurs, je vends, pendant quelques mois, mes œuvres picturales dans la galerie. Malheureusement, le temps me manque pour peindre des œuvres de qualité. Je commets l’erreur d’arrêter ma peinture.
Lorsque je croise le directeur du service responsable du septième plan économique pour la Polynésie française, il me conseille fortement d’arrêter mes délires sur l’avenir viable de la perliculture. Pourtant, en ma qualité d’artisan bijoutier et d’orfèvre, je suis invité à une de ces commissions du septième plan qui se réunit autour du gouverneur. À cette réunion participent le vice-président Francis Sanford, deux frères perliculteurs, le biologiste australien basé à Takapoto, Sixte Stein et moi-même. L’objet de la séance concerne l’avenir de la perle. J’écoute attentivement tous les intervenants et, lorsque vient mon tour de parole, je me lève et pointe vivement du doigt le biologiste australien en photl’accusant d’être un escroc au service des deux frères perliculteurs. Un des fermiers aquacoles m’annonce qu’il va déposer une plainte contre moi. Le gouverneur lève la séance et me menace de complications judiciaires. Bien sûr, aucune suite officielle n’est donnée à mon esclandre, mais, pour certains, je suis maintenant un homme dangereux.
L’atoll de Marutea-Sud est un atoll privé des Tuamotu qui correspond exactement à ce que je cherche pour y créer une ferme perlière. J’entreprends d’acheter cet atoll, mais les autorités françaises m’apprennent qu’il est impossible de mener mon projet à terme, car il se trouve dans la zone de sécurité des essais nucléaires, et il doit rester impérativement désert. Un riche homme d’affaires d’Afrique, qui cherche à s’installer en Polynésie, me rend visite pour connaître ma vision sur la perliculture. Convaincu par mon argumentation, il obtient bizarrement, en quelques mois, toutes les autorisations nécessaires pour créer sa ferme perlière sur l’île de Marutea-Sud. Cette dernière deviendra la ferme perlière la plus importante de la Polynésie française. Après mon échec pour devenir perliculteur, la création de bijoux m’intéresse de moins en moins, au point que j’ai du mal à en dissimuler mon dégoût.
Insidieusement, à partir de fin 1974, ma vie se débat dans des contradictions matérielles. Mon mode de survie remplace l’espoir, et je commence une descente vers une terrible douleur d’âme. Oublier Tahiti pour revenir à ma peinture, mais comment ?
Un jour, la porte de ma galerie s’ouvre et apparaît un personnage grand, fort, la quarantaine, moustache et cheveux blonds. Il vient pour saluer un collègue et il étudie le projet de s’installer à Papeete pour y créer un atelier de bijouterie. Après un long échange courtois, je lui propose en attendant qu’il réalise son projet de s’installer dans un coin de l’atelier. Mon nouvel ami se prénomme Alain K., et le style de ses bijoux est loin du mien. Sa personnalité également est différente. Avec son physique de Gaulois, façon Obélix, il aime réaliser des bijoux à l’opulence démonstrative. Sous une bonhomie naturelle, c’est un vendeur redoutable.
De mon côté, je tisse un réseau de clientèle sans m’abandonner aux accommodements du bla-bla commercial. Mon seul outil de communication performant consiste en une vitrine de trente centimètres sur quarante dans la galerie de l’hôtel Maeva Beach situé à une dizaine de kilomètres de ma galerie. J’ai juste déposé dans cette vitrine une plaque en bronze, sculptée au chalumeau avec du cuivre et de l’argent. Cette plaque, rehaussée de perles noires, porte mon adresse et mon téléphone. Un seul bijou en exposition dans la devanture a suffi à drainer une clientèle d’amateurs jusqu’à ma galerie.
Depuis mon arrivée à Tahiti, j’attire les confidences de divers personnages pittoresques ou rocambolesques. Ils viennent chaque matin au café s’asseoir à ma table pour me raconter leurs pseudosecrets. Par contre, la police ou d’autres services administratifs aiment me poser quantité de questions sur ma vie passée. Lorsque certains fonctionnaires paranoïaques me déclarent être un dangereux militant antinucléaire, j’ai l’air étonné. Oui, j’ai manifesté à Paris contre la bombe atomique, et alors ? Il m’est impossible d’oublier les images du martyre d’Hiroshima sur les écrans des cinémas parisiens. Oui, je hais puissamment cette fille mortelle de la science des hommes et pourvoyeuse d’inhumanité qu’est la bombe nucléaire. Oui je refuse d’accepter que la grande majorité de la population de Polynésie soit complice des essais nucléaires dans leur pays ! Oui, je condamne l’argent sale que l’État français déverse sur le territoire en contrepartie de la paix sociale ! Oui, la prolifération d’officines obscures de renseignements, qui s’intéressent à moi, m’agresse et me révolte. En 2017, ceux qui m’ont montré du doigt, pendant des années, signeront une pétition pour que la France soit poursuivie pour crime contre l’humanité, suite à ses essais nucléaires. Il devient inutile d’effectuer des commentaires sur l’immoralité de la majorité de la classe politique polynésienne, car la vérité finit toujours par apparaître au grand jour. Cependant, durant les essais nucléaires, la Polynésie est devenue une espèce de commissariat de police en folie pour enquêteurs paranoïaques.
Alain K. en connaît long sur les activités parallèles liées aux intérêts de la France, et possède ses entrées dans les services spéciaux de l’État. Il est devenu mon associé dans l’atelier et je découvre un passé de mon ami, en Afrique, qui ressemble à celui d’un héros de bandes dessinées d’un genre très spécial. Il connaît mon relationnel kafkaïen avec certaines autorités polynésiennes, mais comme il est le témoin de mon travail à longueur de journée, il a compris que je suis le fruit d’un stupide dénigrement. La vie à la galerie, entre nous, s’écoule sans heurt, chacun dispose de son coin d’atelier et travaille en harmonie avec l’autre.
Plus le temps s’écoule et plus les perles sont grises, l’or terne et les gemmes tristes… la magie de la fusion de l’or se fige dans le magma de mon esprit refroidi. La nostalgie de couleurs picturales me ruine mentalement. Je retire le nom de Galerie Mathius du fronton de mon magasin, et le remplace par l’enseigne Williamson. J’effectue un voyage en France pour dire adieu à ma grand-mère et de retour à Tahiti, je passe aux actes. Les formalités de cessation de l’activité de l’atelier sont réalisées en peu de temps. Nous rassemblons, avec Alain K., sur une grande table, les objets et matériels de valeur. On effectue deux tas, on tire au sort, et chacun quitte l’autre bon ami.
À l’atelier de mon cortex, pour survivre, il me faut créer par la pensée des œuvres monumentales. Ce sont des sculptures géantes d’êtres divins, mi-oiseaux extraordinaires et mi-totems fantastiques. Je les compose avec des planches de bois d’essences différentes, dirigées vers la lumière d’une étoile. Sur certaines figures je coule du laiton en fusion et, sur d’autres, le métal rehaussé d’écailles en forme de motifs énigmatiques, en cuivre ou en argent, accorde une vie mystérieuse à l’ensemble. Lorsque des larmes d’impuissance viennent m’interrompre, je désespère de ma capacité à obtenir les moyens matériels pour réaliser toutes les œuvres de mon atelier suspendu. Cette impuissance remonte au temps où ma mère m’a interdit de jouer ma musique. Alors, j’attends de mourir pour qu’un artiste reprenne ma démarche musicale. Un jour un enfant musicien composera, pour le repos des artistes maudits, la complainte des talents perdus. Dans cette attente, je me dois de reprendre mon art pictural.
Pour en revenir aux années 70/80, je me suis fourvoyé dans la perle. Elles ont été la décennie de la paternité, la famille s’est agrandie de trois nouveaux enfants, trois filles. Je lisais tout, mais avec une attention toute particulière pour les civilisations primitives et scientifiques. Ces années furent également des années d’écriture. De mes activités polynésiennes, la perle m’a coûté le plus d’énergie. Elle m’a mené à une impasse existentielle, elle a stérilisé mon champ mélodique des couleurs, et mes mots sont restés impuissants à les raviver. Les tableaux créés durant cette dizaine d’années se sont terminés en abstraction. L’abstraction picturale, c’est l’anesthésie de la création, c’est le chaos de ma conscience universelle.
Vers la fin des années 70, je me sens mourir. Mais mourir, selon mes codes, ce sont les faux raisonnements du monde qui m’entoure et qui a fini par altérer mon mental. Pourtant, je continue de produire des mots avec mon dictionnaire, j’écris peut-être à Camille Claudel ou à Braque qui disposent de leur boîte postale dans mon cœur. Serais-je devenu amnésique des chemins qui mènent aux couleurs du pays de mon enfance et aux blocs de mes graffitis primordiaux ? Est-ce que j’ai perdu la connexion avec l’imagination ? Est-ce la source créatrice qui est tarie ? La mine de mon combustible de survie serait-elle épuisée ? À quoi sert la lucidité quand le mental s’isole de ses sources ? À quoi sert la clairvoyance lorsque l’on est orphelin du ruisseau des archétypes et de ses couleurs. Il faut que je quitte en urgence ce monde humainement altéré. Le chemin de ma survie est le même que j’ai suivi à la Baule le jour où je suis parti à sept heures du matin en suivant la direction de mes lacets de chaussures.
Ma décision risque d’être irréversible. Par sécurité je consulte un psychiatre. Je lui explique mon impression d’être fou par mon asservissement à la créativité, et lui fais part de ma souffrance grandissante dans un monde qui refuse mon talent artistique. Le docteur me demande comment je compte procéder pour réussir à me cacher dans un trou de souris. Sans attendre ma réponse, il me souhaite bonne vie et me précise l’inutilité de sa science pour mon existence en devenir. Il a raison, je dois assumer ma personnalité pour être. Mais comment m’exprimer pour être compris, lorsque j’ai suivi un autre parcours d’instruction que celui de l’Éducation nationale ? Parfois je m’interroge… Suis-je un autodidacte ? Je me suis instruit dans l’atelier de mon grand-père. J’ai stocké, compressé dans mon cerveau des centaines de livres sur l’art et sur la science. Ma mémoire devient phénoménale quand le besoin convoque les souvenirs de mon enfance. Je revois toutes mes visites effectuées avec Émile Guillaume chez les artisans, forgerons, bâtisseurs, chez tous ces corps de métiers où j’ai compris les gestes de ceux qui connaissent. Et lorsque j’allais rendre visite à des ateliers parisiens, j’étais reçu avec bienveillance. Les artistes m’ont toujours confié quelques secrets qui ont enrichi mes connaissances artistiques. Oui, mes études ont été longues et ne sont toujours pas finies ! Mes approfondissements intellectuels ont été contraires à des années d’études universitaires pour apprendre à refaire ce que les maîtres avaient créé auparavant. Mes études furent validées, après des années d’erreurs et de tâtonnements, par une œuvre authentique. Mais, en société, mes études restent non validées, pourquoi ? La grande majorité des diplômés d’État ont cessé d’apprendre. Ont-ils été juste des enfants peu curieux au point que le formalisme de leurs études a définitivement altéré leur mental ?
Comment retrouver de l’énergie, de la volonté, de la vaillance ? Le « mourir » m’est devenu intolérable ! Fin 1981, l’heure de ma disparition est arrivée d’elle-même, d’un commun accord avec Marie-Claire je quitte tout pour accomplir « mon art ».
Je dispose d’une passion artistique incoercible qui va contre l’équilibre et le bonheur familial. Il adviendra de ma vie ce qu’il pourra…